Notre dossier : la casse programmée du service public

 A l’attention des lecteurs : ce dossier est la version intégrale de l’article « La casse programmée du service public » paru dans « La lettre de Déphis » n°2 (avril-mai 2018)

« Obsolètes, pas rentables, aux agents trop nombreux et coûteux » : les services publics sont depuis des années la cible d’une méthode –entraver pour mettre en défaut– et d’un discours –critiquer ces mêmes défauts– de démolition systématique. Mise au point sur ce qu’est vraiment la fonction publique.

Macron et son gouvernement Philippe avaient annoncé la couleur avec leur projet « Action Publique 2022 » : celui-ci promet une réduction du coût de la Fonction publique d’environ 3 %, la suppression de 120 000 postes et la réforme des statuts du fonctionnaire qui, selon eux, ne sont plus« ni adéquats ni adaptés au monde actuel ».

Ce projet surfe sur la mauvaise réputation et l’impopularité du fonctionnaire, considéré trop souvent comme « privilégié », « fainéant » et autre « planqué » titilleux, rébarbatif et revêche –autant de poncifs repris par des usagers qui oublient un peu vite le bénéfice qu’ils tirent chaque jour du service désintéressé de ces agents. Tablant sur cette réputation mise à mal par un matraquage bien orchestré par Sarkozy et ses successeurs, nos gouvernants ont décidé de passer à l’offensive avec ce qui n’est ni plus ni moins qu’un projet de démantèlement de la Fonction publique.l nous a semblé utile de rappeler quelques fondamentaux qui justifient ce fameux « statut du fonctionnaire » tant décrié et qui, paradoxalement, semble faire tant de jaloux. Et d’abord, à quoi sert la fonction publique ?

La fonction publique, pour quoi ?

La Fonction publique accomplit des missions estimées comme fondamentales (à l’origine « régaliennes » ou relevant de l’État) dans l’accomplissement de services utiles pour la bonne marche de notre société, dans un esprit égalitaire et républicain. Ces missions essentielles sont par exemple la sécurité, la collecte et la gestion des impôts, la santé publique, la scolarité et les études, les aides sociales, mais aussi le développement et la gestion des infrastructures de transport, la production et la distribution de l’eau et de l’énergie… des secteurs dont nombre sont déjà bien mis à mal par une privatisation rampante.

Elle regroupe la Fonction publique d’État (1,89 millions d’agents), la Fonction publique hospitalière (1,16 millions d’agents) et la Fonction publique territoriale (2,39 millions d’agents) au sein des régions, départements et communes/intercommunalités, dont les « compétences » n’ont cessé de croître depuis la loi de décentralisation de 1983, l’État se délestant de plus en plus de ses responsabilités sur ces dernières tout en réduisant les subventions allouées pour leur réalisation.

Effectif et part de la dépense publique

Garante de la bonne marche des institutions du pays et de sa souveraineté, la Fonction publique ne représente en réalité que 23 % de la totalité des dépenses publiques, et 42 à 43 % des dépenses de l’État. Ses effectifs ne cessent de baisser avec la RGPP (Réorganisation générale des politiques publiques) lancée par Sarkozy en 2007, puis la MAP (Modernisation de l’action publique) de Hollande qui a pris sa suite en 2012. Elle correspond à 20 % de l’emploi total, soit 5,4 millions d’agents (personnel de l’Éducation nationale exclu, soit 1,1 million d’agents et enseignants), rémunérés par nos impôts.

On nous rabâche que ces effectifs sont pléthoriques : 80 agents pour 1000 habitants. Certes, aux yeux de la Grande-Bretagne héritière des mesures Thatcher (45 agents pour 1000 habitants), ça semble beaucoup. Mais en comparant avec des pays tels le Danemark et la Suède (modèle dont veut s’inspirer Macron) qui comptent 120 à 130 agents pour 1000 habitants, jauger des services par le seul critère de l’effectif perd tout sens. Car en Suède justement, pays de l’ex-État providence (où les fonctionnaires représentent également 20 % de l’emploi), les réformes menées dans les années 1990 ont engendré une libéralisation de secteurs-clés et une privatisation d’anciennes régies d’état à hauteur d’environ 15 %, ce qui amène à une situation aberrante de mise en concurrence de services publics et d’entreprises privées effectuant les mêmes missions… une situation que risque de connaître demain la SNCF, par exemple.

« Libéraliser » pour mieux entraver

Ce n’est ni plus ni moins qu’une mise au pas des services publics qui est lancée, en les forçant aux logiques de marchés, avec les conséquences évidentes de dégradation des conditions de travail, de baisse des salaires mais aussi celle de la qualité de services au rabais ou à deux vitesses (en fonction des moyens des « clients/usagers ») pour des raisons de rentabilité et de chiffre d’affaire. Nombre de services relevant autrefois du domaine régalien ont déjà subi cette transformation de leurs activités en commercialisant des prestations… autrefois gratuites car déjà payées par l’impôt !

Quant à la façon de diriger ces services ou ces entreprises d’État, le « management » y fait rage : ces méthodes de gestion nées dans le secteur privé et libéral, aux logiques propres de marché, gangrènent désormais toutes les administrations du service public et ont déjà fait d’énormes dégâts en individualisant et en « responsabilisant » les agents de façon déraisonnable, tout en accentuant la pression pour répondre aux logiques de marché et faire face à la concurrence. Certaines mesures managériales ont déjà été intégrées dans la Fonction publique avec Sarkozy : révocabilité des agents, notations et avancements sur critères méritoires, etc. Aucune étude n’est venue sanctionner en positif ou négatif l’effet de ces mesures sur l’efficacité des services. Mais l’augmentation du mal-être des agents publics, lui, a clairement crevé le plafond.

Il s’agit là d’une véritable dérive et d’un détournement du service public, dont la définition est « toute activité ayant un but d’intérêt public » et qui répond normalement à des valeurs bien précises :

  • accès à tous et de façon égalitaire aux services fondamentaux (d’où une implantation géographique en conséquence même dans les endroits difficiles ou isolés) ;
  • tarifs réglementés et universel garantissant leur usage et leur accessibilité ;
  • égalité et neutralité de traitement de l’usager (qui n’est pas à confondre avec un « client » !) ;
  • continuité et permanence de l’activité, en dépit de quelques grèves qui subsistent d’un droit de négociation accordé aux salariés pour contrebalancer un État ou une collectivité-patron tenté(e) par des dérives autoritaires.

Ces principes ont été mis en avant par le Front populaire et posés comme principes fondamentaux de nos institutions par le Conseil National de la Résistance qui a mis en œuvre la plupart de nos services publics actuels et de nos organismes paritaires (tel la Sécurité sociale) à la Libération. Ces principes, reposant sur l’idéal d’une société plus juste, plus égalitaire et plus solidaire, sont édictés dans les textes appelés (à tort) « Lois Rolland » .

Paradoxe : il n’existe aucun texte de loi définissant la notion de « mission de service public », d’où le flou (volontaire ?) entourant la catégorisation des services qui sont censés en relever… et la possibilité d’en supprimer.

Le statut, clé de l’égalité depuis la Révolution

Quant au fameux statut « privilégié » du fonctionnaire qui lui garantit un emploi à vie et lui vaut sa désignation de « planqué », comment se justifie-t-il ?

Tout simplement comme une protection au bénéfice premier de l’usager. En soustrayant le fonctionnaire aux pressions politico-économiques et aux ajustements arbitraires que les pratiques managériales contemporaines introduisent en force, le statut a été justement créé pour en mettre le fonctionnaire à l’abri afin qu’il puisse accomplir sa mission d’intérêt général pour l’ensemble des citoyens, de façon pérenne et stable. Le statut garantit ainsi l’usager de l’arbitraire et évite l’instrumentalisation de l’administration à des fins partisanes.

La Fonction publique est une création de la Révolution française, et le fonctionnaire en incarne les principes de justice et d’égalité devant la Loi. Sous l’Ancien Régime, les services de l’État étaient attribués à des privés qui achetaient leur charge (ce qu’on appelait la « vénalité des offices ») et qui pratiquaient à leur guise sous un contrôle minimal… d’où de nombreuses dérives : intimidation ou favoritisme, inégalité de traitement, corruption, etc. Ainsi, les fameux Fermiers généraux chargés de la collecte des impôts n’étaient autre que de très riches entrepreneurs qui achetaient leur droit de collecte au roi, se chargeaient eux-même de la levée et garantissaient au Trône les sommes requises, en se ménageant une large marge au passage pour « dédommagement » ou « frais de service »… Cette privatisation du service public, d’ores et déjà en route, n’a jamais été et ne sera jamais une garantie de baisse des coûts –bien au contraire, si l’on en juge toutes les délégations de services publics dispendieuses comme dans le domaine de l’eau– ni d’amélioration du service. C’est une régression et non un progrès, au bénéfice du privé et au détriment des citoyens usagers.

Par les obligations qui lui incombent, le fonctionnaire est donc l’incarnation des valeurs de la République. Il est tenu de respecter 10 obligations qui font partie de sa déontologie : service, obéissance, résidence, exercice exclusivement lié à ses fonction, discrétion vis-à-vis de son administration, secret professionnel vis-à-vis des administrés, neutralité, moralité, désintéressement et loyauté (cf vade-mecum du fonctionnaire du 10 avril 2016) ; il a aussi des droits : protection, liberté d’opinion et d’expression, et liberté syndicale.

Au cœur des réformes, une précarisation rampante et calculée

Rappelons que toute personne travaillant dans un service public n’est pas forcément un fonctionnaire : est fonctionnaire tout agent nommé dans un emploi public permanent et titularisé dans un grade de la hiérarchie des administrations des collectivités publiques ; en sont donc exclus tous les agents non titulaires (contractuels, etc.). La Fonction publique rassemble l’ensemble des fonctionnaires partageant la règle commune du Statut général de la Fonction publique (redéfini en 1983-1984).

Sans surprise, Macron veut multiplier les contractuels de droit privé dans la Fonction publique. Cette situation est déjà largement répandue puisque 17 % du personnel est non titulaire. Si l’on peut reprocher au cadre de recrutement d’être rigide (via le concours), la multiplication des contractuels induit des personnels aux statuts différenciés (donc des traitements différenciés en termes de salaires, droits à la retraite, progression de carrière… au désavantage des contractuels) pour les mêmes fonctions et les mêmes obligations.

Elle induit donc une précarisation de l’emploi dans la Fonction publique, destinée à amoindrir les coûts et à rendre plus « souple » l’ajustement des effectifs, dont une bonne part serait révocable à merci (au risque de détériorer la qualité du service). On peut craindre qu’avec l’accroissement des embauches contractuelles, beaucoup plus soumis aux aléas et aux pressions politiques, les fonctionnaires titulaires ne deviennent peu à peu une catégorie minoritaire dont il serait utile de se débarrasser à terme dans la poursuite logique du « management » d’entreprise…

Un bien commun à défendre

Voici donc quelques bonnes raisons pour défendre une Fonction publique qui jusqu’à présent s’est trouvée fort à l’abri de toute tentation de corruption, ce qui est tout à son honneur. Ne nous laissons pas berner par les sirènes qui conspuent le fonctionnaire et le dénigrent pour mieux livrer ses missions à l’appétit des entrepreneurs avides de nouveaux marchés à conquérir et de profits à réaliser à notre détriment. Un service public livré au privé est toujours une perte pour l’usager en terme de coût, de qualité et d’égalité de traitement !

Pour en savoir plus :

Luc ROUBAN, Quel avenir pour la Fonction publique ?, La Documentation française, 2017.

A écouter en podcast l’émission Politique ! d’Hervé Gardette sur France Culture du 6 janvier 2018 : https://www.franceculture.fr/emissions/politique/fonctionnaire-une-position-de-missionnaire