TRIBUNE : à Nantes, justice d’exception pour les lanceurs d’alerte climatique et sociale

par Guillaume Lannoo, militant insoumis du Pays d’Ancenis
©Le Parisien/Alain JOCARD/AFP
Trois personnes du Pays d’Ancenis étaient jugées ce mois de Septembre 2020 en première instance pour un décrochage pacifique et symbolique de portrait présidentiel.

Le verdict s’inscrit dans une ligne d’intransigeance absolue faisant de Nantes une métropole où justice et police laissent leur discernement dans leur autre pantalon avant d’aller s’abattre sur les petites gens.

Elle s’appelle Véronique et je la connais personnellement car son fils et ma fille sont dans la même classe depuis des années. Nous nous sommes déjà croisés plus d’une fois sur l’une de ces actions citoyennes qui font du Pays d’Ancenis un territoire non endormi, un territoire non aligné.

Ici, dans un espace où ruralité et industrie se côtoient quotidiennement, la même route est empruntée chaque matin par les routiers venus livrer la laiterie ou les usines, les patrons de petite boîte et leurs employés dans le fourgon pour aller sur un chantier, les ouvriers agricoles qui vont sur une exploitation, les salariés et cadres urbains qui vont au bureau à Nantes ou Angers pour la journée.
Tout le monde ne se connaît pas, bien sûr, mais la proximité empêche la cécité de s’installer totalement, et les uns comme les autres ne peuvent s’ignorer : aux caisses du Leclerc ou sur les places de marché, au tabac ou à l’école, les gens se croisent, et grâce à ça, partagent un petit quelque chose.

©Archives Ouest-France

C’est que le Pays d’Ancenis, dont la ville la plus peuplée vient de passer à gauche après 40 ans de lutte de terrain, n’est pas un territoire tout à fait comme les autres. Les gens n’y sont pas simplement comme au dortoir, à attendre que la vie passe et se décide sans eux. Ils parlent, ils bougent, ils écrivent, et parfois luttent.

C’est lors d’un des multiples événements citoyens qui s’y déroulent que j’ai ainsi pu croiser et recroiser Véronique.
Moi, cadre, militant insoumis, syndiqué. Elle, engagée pour l’Affaire du Siècle, et militante ANV-COP21. ANV, c’est pour Action Non Violente, c’est important de le préciser.

Ne pas rester là sans rien faire

Quand on croise des gens comme elle dans des lieux comme la Fête des Possibles ou la Gazillardière, on comprend qu’on a affaire à des personnes qui ne restent pas les bras ballants quand la maison brûle. Qui se mettent en mouvement pour faire changer les choses. Qui pensent chaque mot de ce slogan proclamé pendant les manifs pour sauver le climat : les petits pas, ça ne suffit pas.

Car nous vivons dans un monde d’image, où la symbolique l’emporte sur tout. Où l’émotion prédomine. Où, pour être entendue, une cause doit d’abord se rendre visible : de la presse, des caméras, de tout ce qui peut la grossir pour qu’on arrive à la distinguer dans le brouhaha permanent des buzz et contre-buzz.

Ainsi, Véro a pensé qu’il était temps de faire quelque chose, anticipant d’un an le manifeste des scientifiques du GIEC qui, en février 2020, appelaient les peuples du monde à la désobéissance civile pour sauver de notre climat ce qui peut encore l’être.

Avant eux, et comme au total 149 groupes de militants ANV COP21 à travers le pays, elle s’est dit qu’il devait y avoir moyen de combiner la non-violence et l’action symbolique. Pour faire réfléchir. Pour faire prendre conscience qu’avec le climat, l’équilibre social est évidemment aussi menacé.

« On se bat pour la justice sociale et climatique. Ça ne peut pas et ça ne doit pas être dissocié » m’a-t-elle expliqué.

Et c’est ainsi qu’elle, sa grande fille et leur ami G., sont entrés très tranquillement le 16 mars 2019 par la porte principale de la mairie d’Ancenis, alors sous majorité EnMarche. Ils ont gravi très pacifiquement les escaliers, ont atteint la salle du conseil où était accroché le portrait officiel du président et l’ont ôté du mur sans l’abîmer. Ce choix n’était pas un hasard : contrairement au drapeau national, à Marianne ou bien d’autres, le portrait présidentiel n’est absolument pas un symbole officiel de la République.

Car ce n’est évidemment pas la République qui est ciblée par ANV COP21, mais le « champion de la terre » qui en réponse à l’action en justice de l’Affaire du siècle, pour contraindre la France à tenir ses engagements, avait déclaré : « je n’achète pas cet esprit ».

Alors, le faciès présidentiel délicatement calé sous le bras, ils sont redescendus par le même escalier, ont expliqué aimablement à la personne tenant la réception ce qui venait de se passer et les motifs de leur action.

©ANV COP21 Ancenis

Sans arme, sans haine, sans violence. De dangereux extrémistes, donc, à ficher « S » de toute urgence s’ils ne le sont pas déjà.

Décrocher un portrait : du vol en réunion

L’action fut accompagnée d’un courrier précis et détaillé à l’attention du maire, pour préciser si nécessaire qu’il ne s’agissait pas non plus de remettre en question la mairie, mais bien l’inaction du président et de son gouvernement. Sans surprise, l’ancien maire et président de la communauté de communes, M. Tobie, prit la décision de porter plainte.

Souvenir de la Maison Jaune, près du rond-point de Terrena ©Ouest-France

D’abord, la présence continue des gilets jaunes et de leur drôle de cabane, depuis si longtemps, sur un bout de terrain départemental jouxtant l’ancien rond-point de la CANA, ça l’avait passablement irrité. Mais là, décrocher le portrait de Manu 1er : sacrilège ! On ne touche pas aux saintes reliques !

La machine judiciaire était lancée. Mais pas n’importe laquelle : nous sommes dans le 44, où l’on sème de grands projets inutiles dans des zones à sauvegarder et où il pousse alors des zadistes. C’est le pays des rebelles ayant eu l’outrecuidance de dire non à l’Ayraultport… et d’avoir gagné la partie, causant un fâcheux précédent.

On apprit ainsi que l’effrayant forfait non-violent de Véro, qui fit les manchettes de la presse locale juste le temps pour le buzz de s’évaporer, avait été qualifié de « vol en réunion ». Ce qui, d’un point de vue juridique, est strictement vrai, mais d’un point de vue citoyen, est strictement ridicule.

On comprend bien qu’il faille trouver une justification sur laquelle bâtir un dossier de poursuite, particulièrement dans notre département où la modération des proc’ est portée disparue depuis fort longtemps. On comprend moins bien cependant que des gens n’ayant provoqué aucun dommage, s’étant identifiés nommément et s’étant de surcroît solennellement engagés à restituer le portrait décroché si le président engageait des actions sérieuses pour contrer le réchauffement climatique, se retrouvent affublés d’un tel chef d’accusation. Vol en réunion ! Bigre, rien que ça !

Dès lors, attendu qu’Ancenis est en Loire-Atlantique, en juridiction nantaise, à quelques kilomètres à vol de balle de défense d’un des lieux de lutte sociale les plus acharnés de ces dernières années, il fallait y aller fort, parce que sinon ça fait tâche. Serrés bien comme il faut dans l’étau de la justice de classe, il aurait été surprenant de voir s’exprimer une quelconque indulgence pour nos trois emprunteurs de portrait.

Bien droite dans ses bottes, le doigt sur la couture du pantalon, la proc’ s’est donc appliquée à ne surprendre personne.

Une jurisprudence (un peu) favorable aux activistes climatiques

Il faut le dire, Véro et sa petite troupe ont fait les choses bien, dans les règles. Ils ne sont pas les seuls décrocheurs de portrait de Manu, loin s’en faut. Partout en France, d’autres ont fait ce geste, ayant souvent maille à partir avec une justice s’avérant finalement… plus ou moins juste.

Dans certains endroits où la lumière du peuple parvient encore à entrer pour éclairer les prétoires et ceux qui y rendent la justice, les décrocheurs de portrait ont été relaxés en première instance : la symbolique du geste semblait assez claire pour faire comprendre qu’en condamnant des gens plutôt gentils et soucieux de l’avenir de tous, on passait pour un con et on en faisait des victimes. Un bon juge, c’est aussi quelqu’un qui ne veut pas passer pour un glandu.
Heureusement, les procureurs de ces juridictions étant apparemment coulés dans le même moule que la nôtre, ils ont fait appel et obtenu des condamnations. Question de principe.

Dans d’autres villes, condamnés à des amendes avec sursis, un peu de discernement parvenait tout de même à émerger quand les décrocheurs étaient jugés : on condamnait l’acte officiellement, mais en pratique on dispensait de peine et on décourageait de recommencer.

Ailleurs enfin, il arriva que certains malchanceux soient condamnés sans sursis à payer des amendes couvrant plusieurs dizaines de fois le coût d’un seul portrait officiel de Jupiter. Le réquisitoire était globalement suivi, mais le juge modérait un peu la douloureuse, histoire de dire « on n’est pas des robots, quand même ».

Vue du tribunal de Nantes ©Guillaume Frouin/Mediacites

Entre alors en scène le tribunal de Nantes, en mode « hold my beer ».

Une défense en granit

Contre nos trois dangereux activistes non-violents, la procureure requit 500 euros d’amende pour vol en réunion, auquel vinrent s’ajouter pour l’ami et pour la fille de Véro 300 € supplémentaires pour refus de prélèvement ADN.

Mais comme je l’écrivais plus haut, Véro et compagnie ont fait les choses bien. Avec le soutien d’ANV COP21, ils étaient représentés par des avocats qui ont élargi ce dossier à la taille de l’enjeu climatique mis en évidence en décrochant les portraits partout en France.

L’urgence à agir pour changer les politiques climatiques ? Plaidée.
L’urgence à employer la désobéissance civile pour éveiller les consciences ? Plaidée.
De témoignages en plaidoirie, leurs avocats montrèrent que les décrocheurs avaient fait ce qui leur paraissait juste ,après des années à agir dans la légalité, avec pour eux le droit de manifester et de l’ouvrir, et pour le gouvernement le droit de ne jamais les écouter.

Ils montrèrent d’abord qu’il y avait urgence à s’emparer du sujet pour chaque française et français.

Montrèrent ensuite que l’acte, sans gravité et sans violence, ne méritait même pas qu’on en parle, tant ce qui l’avait justifié devait être débattu prioritairement.

Montrèrent enfin qu’il y a un véritable problème de proportion lorsqu’on mobilise l’ensemble des gendarmes d’Ancenis et Varades pour intervenir sur trois décrocheurs de cadre photo ne représentant aucune menace et s’identifiant spontanément auprès de quiconque leur demande qui ils sont.
Qu’il y a un problème de proportion lorsqu’on exige de gens gardés à vue pour vol d’un portrait à 8 € que soit prélevé leur ADN.
Qu’il y a un geste à faire par la justice, pour montrer qu’elle sait faire la différence entre des citoyens arrivés au bout des moyens disponibles pour contraindre le président élu à tenir sa parole, et le grand banditisme ou le terrorisme qui seuls justifieraient un tel relevé génétique.

Les plaidoiries eurent lieu. La première des trois juges, présidant la séance, déclara avoir appris beaucoup de choses du témoignage d’un expert scientifique en climatologie, venu spécialement de Paris pour éclairer le sujet et faire prendre de la hauteur au débat.

« On n’est pas là pour juger de la question climatique »

Et lorsque, quelques jours plus tard, tomba le verdict, on comprit qu’elle n’avait en fait rien appris du tout, et sans doute même rien retenu de la master-class d’histoire du temps présent à laquelle elle, et ses collègues, avaient eu droit gratis, aux frais des prévenus et de leurs soutiens.

Bien malgré eux, nos trois amis anceniens défenseurs du droit des humains à vivre sur une terre encore habitable devinrent, par le coup de marteau des juges nantais, champions de France de la condamnation pour décrochage de Macron : les réquisitions de la procureure furent suivis à la lettre, et ils prirent le maximum.
Cerise sur le MacDo : la condamnation s’orna d’une requête de la juge pour inscrire celle-ci au casier judiciaire, risquant ainsi de priver la fille de Véro de la possibilité d’occuper un jour un poste nécessitant un casier vierge.

Aucun décrocheur français n’a été condamné si durement à ce jour. On est les champions, on est les champions…

Echouant magistralement à se hisser à la hauteur de l’enjeu, le tribunal nantais a donc délibérément choisi de rester sur la pente glissante de l’aveuglement qui caractérise si bien la justice de classe auxquels nos concitoyens les moins nantis sont en permanence confrontés.
Rien à cirer de la jurisprudence. Rien à cirer de viser l’équilibre. On tire d’abord, on pose des questions après. « On n’est pas là pour juger de la question climatique » disait la procureure. Effectivement, chère madame : s’il en était autrement à Nantes, depuis le temps ça se saurait. Mais on peut toujours rêver.

Le combat de Véro et des décrocheurs anceniens ne s’arrête pas là. Ils ont l’intention d’interjeter appel, une procédure suspensive qui éloignera, le temps de l’instruction, l’obligation de payer les sommes prévues par leurs condamnations et l’inscription au casier.

La justice et ses moyens étant ce qu’ils sont, l’appel les emmènera aux calendes grecques et c’est vers 2022 ou 2023 qu’il sera jugé. Peut-être le portrait officiel décroché sera devenu obsolète alors, et, par la grâce d’un pouvoir moins incapable et plus responsable, leur honneur sera rendu à ceux qui se risquèrent à désobéir par devoir citoyen d’alerte face au péril.

Après les décrocheurs, les gilets jaunes

Mais d’ici là, quel exemple aura posé le tribunal nantais ?

Qu’aura-t-il montré aux citoyens du Pays d’Ancenis, dont aucun d’entre eux ne peut comprendre aujourd’hui ce jusqu’au-boutisme des magistrats de métropole ? Qu’en retirerons ceux qui, comme Véro, vivent ici hors des grandes villes mais noyé dans leur ombre, et qui soutiennent massivement les actions pacifiques comme la sienne pour éveiller les consciences et sauver notre unique habitat possible ?

Prochainement, une poignée de gilets jaunes de notre territoire fera à son tour l’expérience de la justice à la sauce nantaise : bousculés par les forces de l’ordre lorsque les démolisseurs mandatés par le département vinrent raser la « Maison Jaune » d’Ancenis où revivait leur espérance, c’est contre eux que ceux qui menèrent la démolition ont porté plainte ! Dès lors, à quoi nos concitoyens peuvent-ils s’attendre, sinon une nouvelle démonstration de mépris des humbles et de leur parole ?

Quel cas fera le tribunal du compte-rendu du médecin légiste établissant que le corps de l’un d’entre eux, couvert d’ecchymoses, l’a été par la brutalité des agents des forces de l’ordre qui l’ont extirpé, manu militari et sans respect de son intimité, de ce dernier lieu de dignité des faibles qu’il refusait de quitter et protégeait de son corps ?

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Nous le savons déjà : le tribunal n’en fera aucun cas. Il n’en tiendra pas compte, car de cela, il n’a cure.

Ce que le tribunal fera, nous le savons déjà depuis la ZAD. Depuis Steve. Et avec nos amis décrocheurs, nous le savons une fois de plus.

Nous savons de quel côté penche la justice nantaise.

Non vers les habitants de nos territoires, qu’elle feint d’écouter avec morgue et mépris avant d’abattre sur eux les diktats des puissants : « travaille, consomme et surtout, ferme ta gueule ».
Non, c’est vers la place Vendôme, à Paris, que penche la justice nantaise. Vers là où son ministre de tutelle, avocat multimédiatique et dernière prise de guerre du roi Manu, règle lui aussi avec une conception toute personnelle de la justice ses affaires en cours, toute honte bue.

La justice de classe de la Cité des Ducs obtiendra-t-elle ainsi une récompense pour sa dureté d’acier au service de sa Majesté, sous la forme d’intéressantes promotions peut-être ?
A défaut, si le ministère s’avérait aussi généreux envers elle qu’envers les citoyens, qui sait… cette justice pourra toujours se rabattre dans le futur vers de doux pantouflages.

Pourquoi pas dans un cabinet privé, feutré, où le double vitrage et la promesse de vacances luxueuses et d’honoraires confortables versés par de riches clients permettent de ne pas entendre la clameur du peuple en colère…

Dame ! Le climat vaut bien un fauteuil en première classe, non ?

©BusinessInsider