TRIBUNE – Etats-Unis et France : peuples sidérés, peuples à reconvaincre

© Ludovic Marin / AFP / Libération – Trump et Macron à Londres (décembre 2019)
par Guillaume Lannoo – Reprise illustrée d’un fil de discussion publié sur Twitter le 23.11.2020. Les modifications apparaissent avec des [crochets].

Le sujet du jour : que nous apprend l’élection US et le comportement du camp défait sur notre société ?

Bien peu d’entre nous l’ignorent : le scrutin présidentiel 2020 des USA a été (et est toujours) l’objet d’une fracture très marquée dans l’opinion, entre partisans de Donald Trump (parti républicain ou GOP) et de Joseph Biden (parti démocrate). Après un vote âprement disputé, le consensus qui se dégage est que le candidat Biden l’a emporté, à la fois en nombre de voix et en nombre de « grands électeurs ».

Une situation inédite, mais qui ne surprend pas tout le monde

Et il se passe maintenant une chose inédite : le perdant de l’élection refuse de concéder sa défaite.

Capture d’un tweet authentique de Donald Trump, portant la mention de signalement Twitter indiquant une « fake news »

Ceci n’est en réalité aucunement une surprise.

Ainsi que l’a répété depuis 2 ans Bill Maher, animateur d’une émission versant plutôt vers la gauche Sanders que le centrisme Biden, Trump n’a jamais eu l’intention de perdre honorablement, mais d’user de toutes les ficelles possibles pour se maintenir. À commencer par répéter à longueur d’antenne sur la chaîne nationale Fox News qu’il était impossible qu’il perde, à moins que les élections ne soient truquées.

[Mais] laissons Trump de côté un instant avec les motifs qui lui sont propres de créer ce précédent dangereux. Intéressons nous à ses suiveurs.

Les électeurs de Trump ont été plus de 70 millions à se manifester pour lui. Aujourd’hui, une fraction non négligeable de cet électorat lui emboîte le pas et manifeste contre cette élection prétendument truquée, qu’un des propres experts en sécurité de Trump, Chris Krebs, a qualifié d’élection la plus sûre de toute l’histoire du pays (ce qui lui a valu d’être limogé récemment).

Des partisans en sidération

Avec ces quidams fort nombreux se retrouvant en état de sidération, apparemment incapables d’accepter que la réalité ait divergé à ce point du projet politique auquel ils semblent avoir adhéré d’une façon fusionnelle, pour ne pas dire obsessionnelle –t-shirts pro Trump, casquettes pro-Trump, drapeaux pro Trump, hashtags pro Trump… tout ceci en soutien d’une personne, et non d’un parti politique ou d’un programme–, on trouve également une part importante d’élus, de responsables nommés par Trump, qui martèlent à longueur d’antenne à qui veut les entendre que c’est un coup d’état, un complot, alignant des hypothèses et théories fondées sur du vent.

La moitié du pays a-t-elle sombré dans la folie ?

Comment expliquer ce refus du choix souverain des urnes, aussi douteux et perfectible le système électoral américain puisse-t-il être ?
Comment, surtout, comprendre que ce qui est visible depuis l’autre côté de l’Atlantique :
– un pays économiquement mal en point,
– avec un taux de pauvreté jamais vu,
– en recul global sur les préoccupations énergétiques et environnementales suite aux décisions de Trump,
– en recul de confiance à l’international en raison des choix diplomatiques et militaires biaisés de Trump, etc
…n’apparaisse pas de même à ces millions d’habitants des USA eux mêmes ?

Constats américains

On peut tirer plusieurs constats :

– l’élection de Donald Trump a été possible parce que l’appareil stratégique du parti républicain a vu dans le personnage, très connu et popularisé par l’émission de télé réalité « The apprentice », un atout pour séduire.
Menteur pathologique et prédateur sexuel, ou communicant habile suivant les jours et/ou les commentateurs, force est de constater que l’habileté de Trump à vendre de lui une image manifestement fausse a fonctionné à 100%.

– un média américain de premier plan, Fox News, propriété du milliardaire Rupert Murdoch, s’est fait le relais depuis le début et jusqu’à très récemment de la plupart des opinions de Trump, de la thèse douteuse jusqu’aux délires les plus fumants, apportant le crédit nécessaire par ses habillages, sa mise en scène télévisuelle professionnelle, ses nombreux intervenants et « experts » de tout type pour appuyer les propos de Trump aussi risibles soient-ils.

– un pan entier de l’establishment politique de la droite conservatrice américaine, ayant émis lors de la campagne de 2016 des propos très critiques vis à vis du candidat Trump a fini par se ranger derrière lui, en ordre de bataille parfait, semblant tout pardonner des invectives reçues, tout oublier des critiques formulées.
Des gens comme Chris Christie, Ted Cruz, et même Mitt Romney ont décidé, que ça soit par opportunisme politique ou par conviction de la nécessité de faire corps pour gagner, de faire table rase du passé et d’embrasser la candidature Trump. [Bien peu d’entre eux sont revenus sur ce soutien depuis]

– on voit également aujourd’hui que ce même oubli très opportun des divergences d’hier se manifeste encore après qu’il soit clair pour la majorité de la population américaine et pour le reste du monde que Trump est en échec.
Et cela est curieux, et inquiétant.

La pagaille Trump, un fait indéniable

C’est un fait qu’en décidant de déplacer l’ambassade US d’Israel de Tel Aviv à Jérusalem, Trump a mis la pagaille.

C’est un fait qu’en sortant de l’accord de Paris, même non contraignant, Trump a mis la pagaille.

C’est un fait qu’en nommant des climato-sceptiques au ministère US de l’environnement, Trump a mis la pagaille.

De même pour sa politique migratoire au sud du pays.
De même pour ses menaces d’intervention militaire en Iran.
De même pour sa lutte acharnée pour détruire l’embryon de sécurité sociale ACA (Affordable Care Act, renommé Obamacare par ses détracteurs) installé de haute lutte par l’administration qui précéda Trump.

Carte du COVID aux USA le 23.11.2020

Et on ne peut évidemment pas oublier la réponse désastreuse à la pandémie du Covid qui a déjà coûté la vie à 1/4 de million de citoyens américains en raison d’un manque évident de sérieux pour faire face à cette crise sanitaire mondiale de façon rigoureuse et prendre soin de la population :
– déni de la dangerosité du [virus],
– prédictions fumeuses sur le thème « il va disparaître au printemps »,
– dangereuse association d’idée avec la demi-suggestion d’ingérer ou s’injecter du détergent type Javel parce que ça tue tous les virus…
– jusqu’à ces derniers jours où, en meeting de campagne, les soutiens de Trump chantaient en choeur qu’il fallait virer le Dr Fauci, le médecin expert fixant le cap de la réponse au coronavirus, parce que celui-ci avait eu le mauvais goût d’expliquer (doctement) que ce que Trump avait dit était faux et qu’il fallait continuer de faire attention, se tenir à distance, conserver des règles d’hygiène, etc.

Pour conclure ce long prologue, on a donc affaire outre-Atlantique à un empilement totalement indéniable de faits avérés prouvant que, loin d’être le « génie stable » et le monsieur-je-réussis-tout qu’il prétend être, Trump a rendu l’Amérique dans un état bien pire que celui dans lequel il l’a trouvé.

La France sous Macron face à l’Amérique sous Trump : l’inconfort du miroir

Ce constat établi, intéressons nous un instant à ce qui se passe de notre côté de la grande flaque d’eau.

La France, dirigée par Emmanuel Macron.

@ Pool/ Stephane Lemouton /Maxppp, France, Paris, 2020/11/12

La France, où depuis le début de la crise sanitaire, Emmanuel Macron prend l’essentiel des décisions en solo, dans un conseil de Défense restreint où il n’a que des amis.
Cela vous rappelle Trump et son aréopage de courtisans ?

La France, où la majorité applaudit en cadence à chaque phrase moquant l’opposition, rejette massivement et souvent sans débat les amendements proposés par les oppositions, et n’a de cesse de railler devant les caméras et sur les réseaux sociaux les gens « pas assez intelligents » pour comprendre la vision parfaite de leur président parfait.
Cela vous rappelle Trump et son congrès à la botte, applaudissant toutes les deux phrases lors des discours de l’Etat de l’Union (« State of the Union ») ?

La France, où le gouvernement applique une forme de tolérance tout à fait singulière des dérapages de sa police et se met au garde-à-vous pour passer les lois les plus rétrogrades et autoritaires afin de satisfaire les syndicats majoritaires de la police nationale (Alliance, Synergie), dont le penchant vers l’extrême droite s’affiche ouvertement sur leurs comptes Twitter.
Cela vous rappelle Trump, la minimisation de Black Lives Matter, le soutien de la majorité des Républicains à Blue Lives Matter ?

La France, où des chaînes de télévision privées contrôlées majoritairement par des milliardaires proches du pouvoir (Bolloré, Drahi, Niel) diffusent à longueur d’antenne un discours favorable à la politique macroniste, ridiculisant leurs opposants par un discours simpliste.

[Où] un ministre de la justice ex-avocat prétend améliorer la justice en imposant les audiences de tribunal en visio depuis la cellule des prévenus.

[Où] on met en place des numéros verts pour les gens qui ne se sentent pas bien à cause du confinement.

[Où] on distribue des milliards d’argent magique à des entreprises côtées en bourse qui n’en ont pas vraiment besoin mais où on continue à percevoir les taxes d’entreprises interdites d’exercer.

Paris, France, 29 January 2020 EPA/CHRISTOPHE PETIT TESSON [Photo via MaxPPP]

[Où] on dit que la santé ne devrait pas être une marchandise mais on continue à fermer des lits d’hôpital en pleine pandémie.

[Où] une ministre de la santé décide de se carapater pour aller remplacer au pied levé un candidat malheureux à la mairie de paris alors même que l’OMS vient de tirer le signal d’alarme pour dire qu’on était dans un merdier sanitaire à l’échelle de la planète,

…et j’en passe, et j’en passe, et j’en passe.

Le confort du déni contre les leçons du réel

Et malgré tout cela, malgré tous ces faits qui sont documentés, visibles, palpables. Malgré l’inquiétude des gens.
Malgré cette forfaiture permanente.
Malgré cette parodie de gouvernance qui n’est qu’un long plan comm’, où des gens bien habillés et bien coiffés viennent demander, tout sourire, à un président dépassé et incompétent s’il préfère la pluie ou le beau temps plutôt que le passer sur le grill pour ses foirages, ses mensonges, ses dérapages à répétition

…on trouve encore des gens pour le soutenir.

« Que nous apprend l’élection US sur l’état de notre pays ? », demandais-je en début de thread.

Elle nous apprend que des peuples de pays riche, éduqués et professionnellement aptes, ne sont pas moins exposés à la manipulation de masse que des peuples moins fortunés.

Elle nous apprend qu’à force de nous faire laver le temps de cerveau disponible par la pub, on a fini par se récupérer, nous aussi, un président qui aurait plus sa place dans une émission de télé réalité.

Elle nous apprend que nous sommes vulnérables aux beaux discours, aux belles paroles, à tel point que les idées qui devraient faire notre force, la liberté, l’égalité et la fraternité, se font piétiner devant nos yeux chaque jour et qu’une large partie d’entre nous laisse faire, et même, applaudit.
Parce qu’on lui a dit que c’était pour son bien.
Et que, puisque ça vient de la boîte à images (ou de la boîte à son pour ceux qui sont plutôt radio), alors ça doit forcément être vrai. Parce que, quand même, ils n’oseraient pas mentir au monde entier, quand même.

Des deux côtés de l’Atlantique, le marketing politique nous nuit

Et pourtant si. Les mêmes qui nous promettent un avenir radieux avec les friteuses Seb ou les téléphones Huawei (et on sait que c’est faux) continuent ensuite de nous promettre un avenir radieux avec le macronisme ou le sarkozysme ou le hollandisme.
Et là, y’en a qui ne voient pas que c’est faux.

C’est un constat alarmant.

C’est le résultat d’années et d’années de remplacement d’une logique de politique débattue par une logique de politique marketée.
C’est le résultat d’un désintérêt général pour le fait politique, qui est souvent chiant, au profit d’un intérêt pour la politique spectacle, qui est beaucoup plus facile à vendre en mode « la bataille des gentils contre les méchants ».

Nous pouvons commodément prendre de haut, avec une morgue bien française, ces « pauvres américains » qui se font manipuler, mener par le bout du nez par des guignols extraordinaires.

Mais ce qu’ils nous apprennent, c’est qu’ils sont comme nous, gouvernés par les mêmes que les nôtres, et que le merdier dans lequel ils pataugent, bah on a le même à la maison.

Notre objectif pour 2022 : sortir les peuples de la sidération

Il va nous falloir sortir une moitié de notre population de cette sidération, sans quoi il est illusoire d’espérer une issue positive de la prochaine échéance électorale nationale :
si on reste dans la politique-spectacle,
si on reste dans le cirque médiatique actuel,
si on persiste à ne pas dénoncer les attitudes de cuistre et les privations de liberté autoritaires,
si on persiste à laisser place au message dominant « les débats c’est chiant, la démocratie c’est long, laissez faire les pros et foutez-nous la paix »…

…alors l’élection de 2022 est déjà pliée, et préparez-vous à reprendre un grand bol de Macron ou un grand bol de Le Pen, ce qui revient de plus en plus à la même chose.

1er mai 2019. @Andreina Flores

RÉSISTANCE !